jeudi 7 avril 2016

Kassandre Kodiak. Salves


Avertissement

Commençons tout simplement par vous sauver la vie.

Si par chance ou par malheur – c’est selon, c’est pareil – vous vous trouvez sur le chemin de Kassandre Kodiak, ne l’appelez jamais par ses initiales. Disons qu’elle n’aime pas ça. Vraiment pas. Une fille qui l’interpelle par son acronyme, même affectueusement, ne le fait qu’une fois. Au son funeste de ces deux consonnes, Kassandre Kodiak sourit d’abord, visse son regard métallique de Husky dans celui cotonneux de la pauvresse, l’attire sans bouger contre elle et lui entrouvre les lèvres avec le pouce et l’index. Le geste est aussi exact que d’une délicatesse exquise. Puis, lentement, elle introduit sa langue dans la bouche de la petite conne. Cette langue est aussi souple, aussi étonnante dans ses mouvements qu’un poème dans ses mots, aussi puissante et nerveuse qu’une chienne qui creuse. L’idiote jute de partout à la fois – à la vulve, à l’aisselle, à la gorge, à la racine des cheveux – et ses jambes flageolent sous son corps devenu flaque. Cette noyade délicieuse lui paraît infinie, océanique, plus profonde et sombre que toutes ses expériences sexuelles antérieures. Alors qu’un orgasme effrayant semble se lever dans les nerfs de la gourde, Kassandre Kodiak aspire soudain d’un seul coup sec tout l’air du corps transi. Les poumons se vident, s’affaisent, les bronches s’embrochent l’une sur l’autre, les organes s’aplatissent, les os s’émiettent, les veines claquent, les yeux s’assèchent comme du silex qui éclate. Bientôt, il ne reste par terre qu’une grande baudruche, rosâtre, dégonflée, mi-cuir, mi-caoutchouc. Kassandre Kodiak la plie en quatre et l’emporte sous le bras. Elle s’en servira les soirs d’hiver comme couverture en lisant à l’envers – c’est un exercice qu’elle adore – les livres de recettes de Ricardo.

Si vous êtes un mâle – une telle chose a-t-elle déjà existé? – ce sera pire. Supposons que vous êtes ce type avec une queue flapie dans son caleçon. Votre démarche est une pavane qui se veut gaillarde avec ces hanches comme deux mains ouvertes pour prendre. Le monde est pour vous une huître à forcer et à sucer, et votre trompe ne sera jamais assez grosse. Vous éructez KaKa viens icitte vouar mononcle! Et Kassandre Kodiak est tout de suite là, devant vous. Quel ravissement que vos simples mots se révèlent performatifs! Kassandre Kodiak ne cesse de lorgner votre braguette. C’est normal n’est-ce pas? Ses mains glissent sur votre ventre que vous rentrez maladroitement. Ça y est, elle vous dézippe et sort de son cocon la chenille qui se veut papillon. Vous êtes déjà prêt à vous envoler. Trop tard, elle tire d’un coup sec sur votre queue qui vient avec tout le reste de votre peau. Eunuque instantané, vous n’avez jamais été aussi nu, aussi fragile, et votre corps d’écorché anatomique patauge dans son sang qui se fige. Kassandre Kodiak vous fait alors la bise, s’essuie la joue avec un petit kleenex cheap volé chez Dollorama et vous le laisse en guise d’adieu.


1.   «J’ai jeté son pénis aux poissons»

Je ne me rappelle plus du nom qu’on me donnait quand j’étais petite.  Je ne prenais pas le souffle comme je le prends aujourd’hui : je le rendais le soir lorsque l’amant de ma salope de maman faisait irruption dans ma chambre, je rendais le souffle chaque soir et pour toujours.

Ma salope de maman pleurait derrière la porte verrouillée de la chambre.  Dans mon souvenir, l’amant était dodu et son pipi était mou.  Il ne me touchait pas.  Il tournait autour de mon lit en disant des choses qui ne faisaient sens que sur le bord de ses lèvres, jamais au-delà.
 
Des choses comme : Atawééé léminenne, atiproutte ébidenne.  À n’y rien comprendre, je le fixais de mes yeux ronds, à ne rien dire, j’entrouvrais les lèvres.  Je penchais la tête dans la pénombre, et mes cheveux – que j’avais déjà très longs – me voilaient le côté gauche du visage, celui qui n’était pas fait pour recevoir la lumière des dieux morts.

L’amant dodu se torturait en tournant autour de mon lit, mais il ne me touchait pas.  Il conservait sa chemise de comptable et sa cravate carottée; son pantalon et son slip baissés faisaient un nœud autour de ses chevilles, et c’est pourquoi il se déplaçait toujours à petits pas, un peu comme les prisonniers dans les vieux romans scrappés de Victor Hugo.

Un soir que ma salope de maman hurlait derrière la porte verrouillée, l’amant tournait encore autour de mon lit.  Il était tout congestionné de la tête et il tenait à la main une patente qui dégouttait par terre.  Ce fut la seule fois où il me dit quelque chose qui faisait sens.  Il dit : C’est sans espoir.  Il dit encore : Il faudrait que tu sois plus gentille avec ta maman.

Il a déposé son pénis coupé sur le bord de mon lit, puis il est parti par en arrière, ça a fait «boum» au milieu de ma chambre, et je crois bien que c’est ce soir-là que ma salope de maman a déboulé les escaliers (malheureusement elle ne s’est rien cassée).  Le téléphone sonnait de partout.  Le pénis de l’amant dodu faisait des bulles au pied de mon lit.  Je voyais les choses pour ce qu’elles étaient, rien de plus.

Le lendemain matin, sur le chemin de mon école de marde, comme d’habitude j’avais croisé Jean-Joint.  Je lui ai montré le pénis qui dansait dans ma main comme du Jello aux cerises.  Jean-Joint pinça le pénis par le prépuce en le faisant tourner sous la lumière des dieux morts.  Il dit : Hmmm, y a plus grand-chose à faire avec ça, à part l’enterrer…  (Jean-Joint avait toujours une solution à tout.  Mais il avait aussi ses qualités.  Par exemple, il collectionnait les BD du Capitaine America et lisait à voix haute les Illuminations de Rimbaud -- raison pour laquelle notre maîtresse de marde le détestait, je pense -- sauf qu’avec ses yeux croches et son esprit à pédales, les passages lus à haute voix sortaient toujours de façon bizarre, genre : Le piano établit une madame dans les Alpes.  Ou genre : Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de Chateaubriand!  Ou genre : Pour ma seule légion muette comme ces prières de nuit précédant des violences plus fuckées que la soupe populaire.)

Mais je n’aimais pas l’idée d’enterrer le pénis de l’amant : je craignais qu’il revienne à la vie comme les zombies dans les vieux films scrappés de George Romero.  Ce matin-là, je ne suis pas allée à l’école.  Je n’avais pas envie de voir ma maîtresse de marde engueuler Jean-Joint devant toute la classe et lui crier dans la tête que Nelligan valait mieux que Rimbaud ou le pénis tout ratatin que je faisais danser dans le creux de ma main.

Alors j’ai piqué par le bois, j’ai pris le chemin de l’aluminerie, j’ai salué au passage les travailleurs qui disaient : Ah ben, si c’est pas notre petite va-nu-pieds, puis je me suis rendue au bord de la rivière et là, j’ai jeté le pénis aux poissons.

J’avais faim.  J’aurais voulu un gros casseau de patates frites comme ceux de Chez Marie-Canisse.

(Dans ma tête pleine de dieux morts, je m’approchais de Jésus qui faisait un sermon sur la montagne.  Je me glissais sous sa jaquette d’hôpital, et je prenais son pénis dans ma bouche.  Je prenais tout le souffle que je pouvais, et à la fin, Jésus disait : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de coke et de patates frites, car ils seront doucement, c’est çaaa, wouahaaaaastidsibole.)


2. Origines ou l'école des bonnets jaunes

Sachez que Kassandre Kodiak n’a jamais eu de véritable mère. Non. Pas de swamp maternelle pour se faire croire qu’on est le têtard qui vient de là, pour flotter à jamais dans la ridicule nécessité de son être. Ses parents adoptifs, Claude et Claudette, l’ont trouvée dans une yourte en Mongolie, à l’orée du désert de Gobi.

Mais c’était plus un rapt qu’une adoption.

Les deux Cloclo, chirurgiens dentaires à leur retraite, avaient vu Urga de Mikhalkov à l’Ex-Centris et avaient ressenti dès le générique final l’envie folle de posséder eux aussi une petite fille mongole qui pianoterait sur un accordéon en souriant. Ils avaient arpenté les steppes de Bitchig des jours entiers sans rencontrer personne, sinon la furieuse nudité du vent. Un matin, deux chiens rieurs et enjoués les avaient conduits à une toute petite yourte. Une enfant de deux ou trois ans y mâchonnait du fromage de jument en jouant avec des osselets qu’elle lançait et relançait dans les airs pour tenter de les faire retomber sur sa tête. Les deux Cloclo s’étaient assis en indien devant l’enfant et avaient eu tout de suite l’impression que c’étaient eux, bel et bien eux, les osselets. Leur cœur cognait et cognait comme à une porte qui refusait de s’ouvrir. L’enfant semblait tout simplement nier leur présence et relançait les deux osselets. Elle était tellement belle – de longs cheveux noirs d’encre de Chine, des pommettes saillantes qui appelaient la morsure, des yeux bleus comme une glace vive pour perdre pied et des lèvres gonflées de jeune sang. Les deux Cloclo avaient attendu toute la journée que la mère de l’enfant revienne, qu’un membre de la famille se pointe. Rien. En Mongolie, il n’y avait pratiquement personne. On disait que c’était le pays au-dessus duquel tous les vents et les dieux du monde venaient mourir. Que son ciel presque toujours purement bleu distillait la lumière des dieux morts. D’ailleurs, la seule religion mongole était celle de l’école des bonnets jaunes, c’est-à-dire celle des bonnets d’âne donnés à tous les dieux aussi uniques que fous et surtout à leurs prophètes d’une candeur monstrueuse.

Finalement, à la tombée de la nuit, les deux Cloclo s’étaient convaincu que l’enfant était seule. Donc, disponible. Donc, à eux. Claudette, qui comme tout bon dentiste gardait toujours sur elle une ampoule de novocaïne, en avait enduit un mouchoir et fait semblant de moucher la petite mongole qui s’était endormi les yeux grand ouverts et vides…

Claudette Paré et Claude Parent sont morts subitement dans le vol Yul 811 qui les ramenait avec leur petite poupée mongole à Montréal. On ne sait pas comment ni de quoi. Pas de sang, pas de violence, qu’une sérénité un peu exagérée effaçant les traits du visage. L’enfant s’est laissé glisser sous les sièges A21 et B21 après avoir laissé dans la paume de chacun des Cloclo un osselet. Ce sont les hommes de ménage et les bagagistes de l’aéroport de Dorval qui l’ont retrouvée. Grecs larmoyants de Parc-Ex, Gaspésiens inconsolables de Hochelag, Haïtiens stoned de Mourial-mort, ils ont tout de suite voulu la garder comme mascotte. Tout le monde partait tout le temps dans cet aéroport de marde! Que quelqu’un reste avec eux enfin! On la nourrirait de frites et de coke. On lui trouverait de belles petites robes d’organdi qu’elle porterait avec les grosses bottes de Gaston, des Kodiak Renegade. On la prénommerait Kassandre, la plus belle des femmes, la lumière de l’avenir, celle qui se refuserait à tous les Apollon en costards qui font la piasse en coupant des postes! On lui apprendrait le joual, le créole et le grec démotique…

Mais ça n’a pas duré longtemps la grosse famille recomposée aux 24 mains pleines de cambouis et de ketchup, aux douze bouches pleines de chialage et d’amour…Gilberte Paré, sœur de feu Claudette, est venue réclamer la petite mongole avec la gente policière et des papiers de notaire 8 ½ par 14. Elle a dit à la petite : Kassandre Kodiak, c’est même pas un vrai nom, ça! Elle a dit : tu vas t’appeler maintenant Parise Paré, c’est plus normal et féminin, et tu vas apprendre le beau parler français!

La petite mongole, toujours en tutu rose et en bottes à cap d’acier, a suivi avec une belle indifférence d’aristocrate sa nouvelle maman salope jusqu’à Sept-Îles. Là, la grosse plotte à marde – dixit les Sept-iliens -, aux ongles rose nanane, aux faux cils comme des araignées, à la poitrine plus grosse que l’Asie, tenait salon de coiffure et de bronzage entre l’aluminerie Alouette et la rivière Moisie. Oui, ça ressemblait un peu à la Mongolie, mais en nettement plus kétaine…


3. «Tu veux voir quelque chose de vraiment cool?»

Après la mort de l’amant, j’ai cessé de dormir la nuit.  Je tenais en réserve des cauchemars que je ne faisais plus.  Le jour, c’est la réalité qui venait me visiter en rêve, mais je ne démêlais pas encore le vent qui soulevait mes cheveux et les pierres qui me brûlaient les pieds quand je courais à la grange pour retrouver Jean-Joint et Marie-Canisse.

Ce matin-là, Pierrot et les frères Ponce avaient entouré Jean-Joint avec leurs bicyclettes.  Ils lui donnaient des bines en crachant dans ses lunettes.

- Sors la carte de Wayne Gretzky, disait Pierrot.  Je sais que tu l’as.

Si Jean-Joint se concentrait si fort pour ne pas pleurer, c’était à cause de moi.  Je lui avais fait promettre de ne jamais pleurer quand la bande à Pierrot le coinçait contre le mur de la grange ou l’attendait au tournant de la rue de Banville.  Je lui disais toujours : fais le mort, dis rien, mais pleure pas.

- Donne la carte sinon on va encore péter tes lunettes.
- Un échange, c’est un échange, dit Jean-Joint.
- J’échange rien avec toi, navet.  Han, les gars, qu’on n’échange rien avec lui?

Les frères Ponce se contentaient de plisser les yeux sous le soleil, mais ils approuvaient, on le voyait à la façon dont ils arrondissaient le dos en s’appuyant sur le guidon de leurs bicyclettes.

- Je t’ai donné un Playboy en échange de la carte de Gretzky, protesta Jean-Joint dont la voix se fêlait de plus en plus.
- Fuck le Playboy.  La fille du centerfold était à chier.  Tabarnak, à ressemblait à Julie Soucy.   Han, les gars, qu’à ressemblait à Julie Soucy?

Jean-Joint était sur le point de craquer, il m’avait repérée sur le chemin de terre et il se rappelait la promesse qu’il m’avait faite.  Alors il a tenté sa chance et il a détalé, mais ses longues jambes se refusaient à une coordination soutenue.  C’était chaque fois la même chose : dès que Jean-Joint se mettait à courir, il finissait invariablement par sauter de côté comme un crabe monté sur un ressort.  Les gars l’ont rattrapé en trois coups de pédales, ils l’ont mis à terre, ils lui ont fait les poches puis ils ont filé après avoir arraché les pages de son exemplaire des Illuminations.

Alors je suis allée à lui dans le sable soulevé de ce petit matin de juillet.  Pour le consoler, je lui ai cité mon meilleur Rimbaud – J’ai embrassé l’aube des palais.  Rien ne bougeait encore au front de l’été, etc. --, mais Jean-Joint demeurait inconsolable, ses poings pesaient sur ses paupières et ses pleurs sonnaient comme des bêlements de mort perdus dans une nuée de maringouins.

Ce jour-là, pour la première fois, j’ai pris le réel dans mes cheveux que j’avais longs jusqu’aux chevilles, j’ai vidé les poches de ma robe, j’ai aligné les jujubes et les os de poulet dans la poussière du chemin, je me suis accroupie et j’ai pissé sur le tout en saisissant la main molle et moite de Jean-Joint.

- Veux-tu entendre ce que je vois?  Voir ce que j’entends?  Veux-tu toucher avec ta langue ce que je goûte quand j’ouvre les yeux dans le  noir?
  
Et mes yeux ont roulé vers le fond, je me suis perdue de vue dans les couleurs, les dieux morts fourraient dans ma tête renversée et je montais en épilepsie en tordant ma jupe lestée de pisse.  Les jujubes et les os de poulets ruisselaient, la terre se gonflait de veinules noires sous la coulée, et j’ai chanté pour lui, j’ai chanté pour les lunettes pétées de Jean-Joint et pour les pages des Illuminations que le vent refoulait dans la poussière des bicyclettes disparues.

Mais je n’ai rien vu.  Ma voyance s’arrêtait au soleil qui faisait l’épais à la lisière de la forêt.  Je ne voyais rien, mais je voulais très fort, et au fond de cette volonté aveugle, j’entendais le cri de trois garçons qui roulaient dans les pales tournantes d’une moissonneuse.

Jean-Joint reniflait sa morve en repoussant du bout du pied les jujubes ensablés.

- C’est niaiseux ce que t’as fait.  J’ai rien vu, j’ai rien entendu, j’ai rien touché.  J’ai mal partout pis y s’est rien passé.
- Jean-Joint?
- Quoi?
- Tu veux voir quelque chose de vraiment cool?

Alors j’ai relevé ma robe et je l’ai fait passer par-dessus ma tête.  Jean-Joint a ouvert la bouche, il l’a refermée le temps d’avaler un peu de sang, puis il a rouvert la bouche.  Il n’avait pas fait cette tête-là depuis le jour où il s’était risqué dans le vestiaire des filles et qu’il avait surpris Julie Soucy en train de se savonner le cul sous la douche.


4.  Les robes qui courent vite
                                                             

  Kassandre Kodiak est morte pendant douze ans à Sept-Îles. Douze ans à regarder fixement dans le noir les murs de sa chambre et à imaginer qu’ils explosent  avec leurs peintures à numéros et leurs vieilles poupées de plâtre pendouillant à des crochets. Douze ans à ressusciter aux trois jours et à se sauver à toutes jambes pour ne pas que sa fausse maman salope lui tonde les cheveux – longs, toujours plus longs ses cheveux,  en simple souvenir d’elle-même ou des dieux morts qui se berçaient dans ses nattes. Douze ans à se faire japper dessus reviens icitte maudite Parise Paré!, à se faire écrapoutir dans la face des bigoudis chauffants, à balayer les cheveux coupés des grosses madames sur le prélart brûlé par les Mark Ten. Douze ans à dormir tout le long de l’après-midi à l’école en attendant de redevenir vivante. Même le décès de l’amant de sa fausse mère à la suite de son autocastration avait à peine divertit le cours des labeurs et des jours sept-iliens.

Heureusement qu’il y avait eu Marie-Canisse, avec son parfum d’aisselles au vinaigre et de patates frites dans l’huile de pinottes, avec ses fines jambes aux genoux cagneux de garçon, avec ses yeux aussi noirs que ses ongles. Heureusement qu’il y avait eu Jean-Joint, avec sa petite face de poète malingre, avec ses pieds en Y, ses mains de crapaud et ses épaules si délicates.

Heureusement qu’Il y avait eu Julie Soucy.

Aussi grassette que blondinette, Juju avait des grands yeux comme dans les mangas et les plus petites mains du monde, un cul universel qui rebondissait comme une superball et une vraie paire de totons - comme ça se pouvait pas chez une fille aux onze ans d’une candeur si écœurante. Les garçons de l’école l’achalaient, lui criaient des noms pas fins, puis allaient se masturber en gang au bord de la rivière en chuchotant son nom. Les filles, elles, étaient juste malades de jalousie, comme d’habitude. Mais pas Kassandre Kodiak. Elle avait fait connaissance avec Juju au parc. L’angelote plantureuse aimait cracher sur les pissenlits pour faire reluire leur belle couleur jaune au soleil. Tout était tellement vieux gris et brun morne sur la Côte Nord, il fallait bien que quelqu’un s’occupe des petites beautés possibles. Kassandre Kodiak avait tout de suite trouvé ça aussi ridicule que follement cute. Et avait invité tout de go la Juju à venir jouer à essayer des robes dans sa chambre pendant que la grosse Gilberte frisait et défrisait trois Gisèle et deux Mimi en discutant de l’homosexualité si triste de Roch Voisine. Évidemment, Juju n’arrivait pas à enfiler les belles robes de la filiforme princesse de Mongolie. Mais c’était l’occasion rêvée de la voir comme ça presque toute nue dans ses bobettes Hello Kitty. Ses totons semblaient être deux grosses boules de Crisco cru, couronnées d’une petite fraise pâle et frileuse. Et Kassandre avait voulu tout de suite goûté à ça. Entre deux léchages et un mordillement, Juju lui avait murmuré  est-ce que ça veut dire que t’es mon amie? Kassandre n’avait d’abord rien répondu en pensant qu’elle avait un plan beaucoup plus puissant que la trop molle amitié pour sa Juju. En regardant les seins de la Soucy reluire sous la patine de sa salive, Kassandre lui avait finalement dit : tu sais, Julie, c’est bien  beau des robes, mais c’est pas ça qui est le plus important, il faut que la robe te laisse libre, laisse tes jambes nues courir le plus vite possible, plus vite que les garçons tout pognés dans leurs jeans, il nous faut des robes qui courent vite.

Dès le lendemain et presque tous les jours suivants de ce long été qui commençait, Kassandre devint le coach d’entraînement de Julie Soucy. Les deux filles mettaient leur plus belle robe, sans bobette ni soulier, et allaient courir au parc. Kassandre plantait Julie devant elle, la regardait longuement dans les yeux et lui disait toujours la même chose : Fille, c’est pas parce que t’as des totons qu’il faut que tu sois molle! C’était le signal. Elles se mettaient à courir comme des folles, à rire comme des folles, à faire des grimaces de folles. Elles tentaient de rattraper le vent, de dépasser leur ombre, d’être tellement rapides que même le soleil n’arriverait pas à faire bronzer leur peau. Enfin, elles se laissaient tomber au bord de l’étang aux canards, la sueur heureuse, le sang aux joues, les pieds verdâtres d’avoir foulé tous les gazons. Là, Kassandre sortait de son tablier de robe un tube de rouge Ultragloss qu’elle avait piqué à sa coiffeuse de fausse mère. C’était la récompense. Les filles s’en foutaient plein la bouche et se pratiquaient à frencher de longues pierres plates auxquelles elles donnaient des noms comme Kevin, Arthur ou Mickey.

Un beau matin de juillet, Kassandre avait dit à Julie qu’elles ne courraient pas aujourd’hui. Il s’était passé quelque chose hier à la grange. Jean-Joint s’était fait donner une volée par Pierrot et les frères Ponce. Il fallait le venger. Maintenant. Et c’était une mission pour les robes qui courent vite! Julie était bien d’accord, elle aimait bien Jean-Joint avec ses yeux croches qui te regardaient sans vraiment te regarder – c’était moins gênant comme ça. Kassandre avait deux choses dans les mains : un paquet de gommes Graperoo mauves et un tube de novocaïne, seul souvenir qu’elle avait gardé des deux dentistes qui l’avaient kidnappée en Mongolie. Elle avait alors fourré chacune des six gommes avec une bonne dose de drogue. Et les filles s’étaient précipitées vers la vieille grange désaffectée jouxtant la terre des Soucy.

Évidemment, les trois gars étaient là à niaiser comme d’habitude, à se donner des bines, à se pogner les fesses en se traitant de tapettes, à fumer des cigarettes de paille roulée dans le papier des circulaires du Super C. Les gars se mirent à ricaner en voyant les filles arriver à la grange et à leur pousser des jokes poches de plottes. Kassandre dit sans préambule que Jean-Joint les envoyaient ici en émissaires de paix et tendit la main. Pierrot lui prit le paquet de gommes en marmonnant entre ses dents : tu diras à Jean-Joint qu’on veut des Graperoo à chaque jour, sinon il peut déjà commencer à s’arracher les dents lui-même. Pierrot et les frères Ponce engouffrèrent d’un seul coup tout le paquet de gommes. Ils mâchèrent d’abord à toute vitesse comme des petits carnassiers, puis ensuite lentement, encore plus lentement comme des vaches. Bientôt, leurs yeux se fermèrent comme ceux de la Pâquerette des Soucy quand il y avait trop de soleil et de mouches. Kassandre dit alors à Julie d’aller chercher la brouette de son père, juste de l’autre côté du chemin de rang. Quand Julie revint avec l’engin, Kassandre avait attaché au cou des trois gars la même petite pancarte avec dessus une phrase tirée des Illuminations de Rimbaud :

QUE J’AI RÉALISÉ TOUS VOS SOUVENIRS, - QUE JE SOIS CELLE QUI SAIT VOUS GARROTER, - JE VOUS ÉTOUFFERAI.

Les filles hissèrent les trois corps endormis dans la vieille brouette rouillée et allèrent les domper en plein milieu du grand champ de foin des Soucy. Au loin, la moissonneuse du père de Julie faisait tourner ses grandes pales tranchantes.

                
 5. Se couler incognito dans la salive du dieu vivant                      

Ma salope de maman m’avait immédiatement saisie aux cheveux quand j’étais entrée dans le salon de coiffure en compagnie de Julie.  Elle s’était jetée sur moi en criant et me brandissait sous le nez une feuille toute chiffonnée pendant que Paul Bédard, la grosse police du village, suait des lèvres en tétant un cigare éteint.

- Parise Paré, petite souillonne, tu vas me dire où t’étais passée?  Pis c’est quoi ces niaiseries-là, han, c’est quoi?
- Je m’appelle pas Parise, je m’appelle Ka…
- Petite bonjour, tu vas répondre quand je te parle!  Où t’étais?

La grosse police à Bédard s’épongeait le front; du coin de l’œil, il reluquait Julie qui se tenait toute raide dans un coin  et qui se rongeait les ongles en fixant le plancher.

- Madame Paré, dit Bédard, du calme…  Je veux juste…  Les filles, vous êtes au courant de ce qui est arrivé à Pierrot pis aux frères Ponce?

Au courant?  On ne parlait plus que de ça dans le village.  Depuis que les médecins-légistes de la grande ville avaient révélé que les garçons avaient été drogués avant d’être dumpés dans le champ, l’humeur générale était à l’orage, les mains plongeaient profond dans les poches, les couteaux volaient bien plus bas que les chauves-souris et on n’en finissait plus de se pitcher des boulettes de marde de perron en perron.  La moissonneuse du père Simard avait été démantibulée, le père de Marie-Canisse patrouillait les sentes chaque soir en compagnie du marguillier, et la vieille Pénélope avait complètement chié ses travaux de broderie : désormais, elle passait le plus noir de son temps à se bercer sur son balcon en astiquant sa carabine et en ricanant de façon inquiétante.

Les champs l’avaient eu rough et on n’avait pas fini de rassembler les morceaux : encore ce matin, la petite de Marcel Beauregard était revenue à la maison avec un bout d’orteil entre les doigts.  C’était la découverte la plus intense depuis qu’on avait surpris la vache du père Simard en train de mâchouiller ce qui restait de la tête laiteuse de Francis Ponce.

Ma salope de maman avait beau me tirer la tignasse dans tous les sens, j’étais crissement contente du résultat.

- Les filles, reprit le gros lard, vous avez vu Jean-Joint Villeneuve récemment?
 Jean-Joint a rien à voir là-dedans, pleurnicha Julie!
- Et comment tu peux savoir ça, ma belle? 
- Jean-Joint…  Jean-Joint y ferait pas de mal à un maringouin, bon!
- Ouain, peut-être ben, mais c’est quand même plate que plus personne l’ait vu depuis la mort des garçons…  Faque ce serait le fun que vous me disiez où ce qui s’est terré, ce Jean-Joint là, hmm? Je sais que vous êtes ben chums avec lui…

Bédard tira sur ses culottes en coinçant le cigare entre ses dents.  Il louchait de plus en plus lourdement en direction de Julie, il fixait la région de l’entre-jambes, là où la robe avait pris la rosée du soir et se plaquait sur le triangle de la touffe avec la transparence d’une pellicule de pâte filo.

Il prit la feuille froissée que ma salope de maman m’avait brandie sous le nez en entrant, il la lissa en la posant sur sa bedaine, puis il me la remit en disant : On a trouvé ça dans la chambre de Jean-Joint, en-dessous de son oreiller, est-ce que ça te sonne des cloches?

C’était le dithyrambe que Jean-Joint avait composé au lendemain de la volée qu’il avait reçue.  Il m’avait demandé de pisser dessus comme je l’avais fait avec les jujubes et les os de poulet.

Yo Dionysos dealer de Caballero
Qui enveloppe la cabane à Kassandre Kassiopé
Qui calme et décrisse la terre labourée
Quand l’éclair chasse la grêle contagieuse
Aux fenêtres qui picotent des quatre coins
Vire le ciel à l’envers, viens par icitte
Being beauteous
Fais débarquer la chaîne des trois sans dessein
Lâchés lousse entre tes sabots dondains

*

Ce soir-là, peu après l’interrogatoire, Julie et moi nous étions remises à courir en direction du parc.  Le vent et les herbes hautes filaient entre nos cuisses, fouettaient nos sexes brûlants sous la robe.  Marie-Canisse nous attendait à proximité des balançoires avec un 6-pack de Budweiser qu’elle avait déniché dans le garage de son père.
 
La bière était tiède, mais comme il faisait chaud et que nous ne savions pas boire, très vite la lune atteignit un volume exceptionnel : elle rayonnait de démence à travers les branches liquéfiées, et je sus à ce moment-là que je m’offrais toute crue à un dieu que les autres n’avaient pas entraîné dans leur mort de marde.  Je le compris quand le sexe crasseux de Marie-Canisse rissola dans ma bouche et que mes doigts montèrent aux fleurs en passant par le cul de Julie.

Je ne savais pas encore que le lendemain matin, on trouverait Jean-Joint pendu à la poutre de la grange condamnée.  Je ne savais pas encore que le gros lard et les médecins-légistes de la grande ville concluraient à un suicide.  Je ne savais pas encore que l’oncle des frères Ponce avait manigancé ce coup et qu’il allait jouer de tous ses contacts pour me mettre ça sur le dos.

Je ne savais pas encore que la vieille Pénélope allait accidentellement s’arracher la moitié de la face à force d’astiquer sa carabine de marde.

Mais tandis que les cerises sauvages de Julie se multipliaient au bout de ma langue et que Marie-Canisse se torchait le sexe avec mes cheveux qui prenaient l’infinité des rumeurs volcaniques, quelque chose me disait qu’il me faudrait bientôt courir encore, courir si loin et si vite que ce ne serait plus tout à fait courir.


Fuir était le mot, il avait le goût métallique du sang qui suinte d’une langue mordue.  Avant que ma mère mette le feu à mes cheveux et que la police mette le fer à mes chevilles, je me coulerais incognito dans la salive du dieu vivant jusqu’à ce qu’il me recrache dans la bouche d’une prostituée.

(À suivre)




2 commentaires:

  1. Je connais du fromage de jument : http://jeveuxunchallenge.fr/ . Merci Kassandre pour ce blog :)

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    1. Bonjour Bryan, Merci pour vos bons mots et merci de me signaler que le lait de jument est associé à la culture de mon pays d'origine. xx et au plaisir!

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