lundi 7 mars 2016

Dressages. Carnets de dominance, 5





Rares sont les soumis qui m'étonnent.  En règle générale, vous vous présentez à moi comme un bloc de sang dont je dois orchestrer les pulsations.  Je m'empare de votre désir, je dégage son objet nocturne des scories dont votre imagination l'a attifé, je le passe sous l'eau glacée de la loi et je le reconduis, acéré et purifié, à quelques figures de style qui prennent le plus souvent la forme de la cage, du fouet ou des aiguilles.

Au fond, je vous déleste d'une très ancienne nostalgie, car vous ne savez jamais vraiment ce que vous venez chercher chez moi: vous jouissez de le reconnaître à l'instant où je vous dévaste les sens et l'esprit.  

Mais toi...

Certains hommes sont porteurs d'un mystère insondable, c'est vrai, mais ce mystère ne me démonte pas, il ne m'en a jamais imposé. Lorsque je suis en présence d'un abîme vivant, d'un organisme incompréhensible, je me conforme calmement à la règle sadienne stipulant qu'il vaut mieux le foutre que de chercher à le comprendre, et ainsi ma joie demeure.





Lorsque tu m'as contactée au téléphone, tu semblais pourtant savoir exactement ce que tu voulais, comment tu souhaitais que je t'apparaisse, les signifiants que tu désirais voir filer dans mon discours, la cartographie complète des supplices cartésiens que je devais nécessairement t'infliger afin d'assurer une réduction rapide, sévère et angoissante.

Compte tenu de la complexité des décors et des contraintes, je t'ai prévenu que ce ne serait pas donné.  Tu as dit: Aucun problème.  Tu m'as envoyé le chèque par voie électronique.  Sitôt encaissé, je me suis mise au travail.  Sais-tu que j'y ai consacré une semaine entière? Non, je n'ai pas chômé, je me suis vraiment démenée afin que tout soit réglé au quart de tour -- j'ai même dû requérir les services d'un ingénieur afin de calibrer la suspension du triangle d'or et solidifier la descente amovible de la douche.  Au prix que tu consentais à payer, je m'en serais voulu d'avoir bâclé le travail -- oui, même aux yeux de cette lopette alambiquée que tu représentais pour moi, j'aurais eu honte de pas avoir mis tous mes soins à verrouiller les miroirs de ta démence, car je suis reine, tu le sais, et mon royaume ne se mesure pas seulement au nombre d'esclaves qui se rompent au contact de la nuit, mais aux machines infernales que j'assemble en secret et qui ne carburent qu'aux clartés
les 
plus
rares




Imagine un peu ma déception.

Quand tu es entré chez moi, pourtant, je te trouvais beau.  J'ai su tout de suite que tu occupais un rang important dans le monde sensible, et je me réjouissais de ta force, de ta classe, de cette assurance professionnelle qui irriguait le moindre de tes gestes.  Oui, tu étais beau, et j'avais déjà décidé que j'allais instrumentaliser cette beauté à mon profit, que j'allais jouir entre toutes les flammes et que cette jouissance serait abominable.  

Alors imagine ma déception quand tu m'as tendu la main comme un imbécile. J'ai pensé: Mais ma parole il me prend pour une collègue de travail!  Je dégrisais salement.  Alors je t'ai tourné le dos en me disant qu'à ce compte, mieux valait procéder et en finir au plus vite.

Je t'ai tourné le dos, j'ai dénoué le cordon de ma robe de nuit et je l'ai laissée glisser.  Quand je suis revenue à toi afin que tu me voies telle que tu l'avais souhaité, tu étais déjà par terre, tu n'avais plus rien à voir avec l'homme qui se tenait devant moi quelques secondes plus tôt, tu gisais au sol
et tu gémissais
en
suçant
ton 
pouce.

Et tu n'avais encore rien vu du décor: le triangle d'or, la table des éléments, la cage en bois d'ébène, la représentation des sorcières de Disney et la collection complète des anneaux de feu que j'avais disposés par ordre apocalyptique sur un présentoir de velours noir.

Tout ce que j'avais préparé pour toi, tout le travail investi dans le montage de la scène -- tu ne le voyais pas, tu ne pouvais pas le voir, tu ne voyais plus rien
que mes talons aiguilles
sacrés à jamais
par 
ton
regard
de fou.





Ton désir faisait de toi un épileptique improductif qui demeurait sourd à chacun de mes commandements.  Je te disais: Lève-toi.  Tu répondais: Non, je vous en prie, c'est trop...  Je te disais encore: J'exige que tu me suives dans l'autre pièce.  Tu répondais: Vous ne comprenez pas, je souffre trop, je suis une merde, vous m'entendez, une merde, une merde, une merde...

Je n'entretenais aucun doute à ce sujet.  Mais que d'entrée de jeu, et avant même que j'aie pu prendre l'initiative de te parler durement, ou simplement de hausser le ton d'un octave, tu perdes toute contenance au point de t'effondrer et de ne plus bouger un muscle...

Oui, j'étais désemparée et c'était bien la première fois.  Toi de prime abord si beau et si rayonnant...  Oh, je t'aurais réduit, sois-en certain, ta langue était condamnée à glisser sur une infinité de surfaces, mais je m'attendais tout de même à un minimum de résistance -- la mâchoire qui se verrouille, le sourcil qui se fronce, la main qui se crispe, enfin n'importe quelle manifestation de vanité musculaire, même la plus ténue, qui aurait pu me signifier que le jeu était engagé, que la réduction demeurait à l'état de projet et que j'allais me durcir comme une chienne au milieu des orages planifiés.  

Mais ça?  Et tout ce travail pour rien?

Je ne savais même plus ce que tu attendais de moi; je te voyais couler sans révolte au fond de ton abjection, impuissant à formuler, fût-ce en une phrase de trois mots, le désir qui te ravageait.

Alors je me suis dit: Tant pis.  J'ai marché en direction du lit. Lentement, sans même te regarder, j'ai retiré mes escarpins, ma guêpière, ma couronne de tulipes noires; une à une, j'ai déposé au pied du lit les pièces de mon armure, je me suis mise à nu et je me suis couchée, bras en croix et jambes écartées, puis j'ai dit: Je ne bouge plus, désormais je ne fais plus rien, vois, je suis morte, tu peux maintenant disposer de moi 
me faire tout ce que tu veux 
je suis 
toute
à
toi.






D'abord, j'ai cru que tu étais mort.  Le silence atteignit bientôt une densité sépulcrale. Alors, j'ai fermé les yeux et j'ai attendu -- quoi? Je n'aurais su le dire.  Pour une fois, j'initiais un jeu dont je n'apercevais pas bien la finalité et dont les règles m'échappaient à moitié.  J'avais seulement décidé qu'il ne se passerait rien, que je laisserais le néant fermenter entre nous jusqu'à que tu risques un geste ou une parole.

Puis j'ai perçu que tu te traînais sur le sol comme un prisonnier qui a pris une balle dans la jambe.  Tu haletais.  Je supposais que tu souffrais atrocement de ne plus savoir comment ruiner cette liberté que je t'abandonnais, oui, je supposais que tu te dévastais de te retrouver dans le vide ouvert par ma nudité, plus ensorcelante pour toi désormais que toutes les parures abyssales dont tu avais dressé la liste puisque je te privais du code qui t'aurait permis de déchiffrer la nature exacte du châtiment que je t'infligeais du simple fait de reposer à distance
de ce qui
n'a pas
de
nom.

Et puis il y a eu ce déclic.  J'ai ouvert les yeux.  Tu te tenais debout au pied du lit avec le canon du revolver enfoncé dans la bouche.  Alors j'ai commencé à me doigter, et je t'ai dit: Non, pas comme ça.  Je me suis relevée, j'ai marché à toi en me branlant de plus en plus fort, j'ai posé ma main sur la tienne, doucement je me suis emparée du revolver et je me suis glissée derrière toi en t'ordonnant de te pencher.  J'ai lubrifié le canon à même mes roses et je l'ai enfoncé dans ton cul
jusqu'à
la crosse.

Tu as crié: PAN PAN LA MAMAN DE BAMBI!  J'ai pressé sur la détente. Clic. 





Quelques minutes plus tard, tu te rhabillais comme si de rien n'était. Tu sifflotais, tu semblais heureux.  Avant de partir, je t'ai même aidé à refaire le noeud de ta cravate. Oui, tu étais étrangement con mais tu étais beau.


Le lendemain, je t'écrivais pour te dire que j'avais retrouvé des coulures de ton sperme jusque sur le rebord de la fenêtre.


Tu ne m'as pas répondu.  C'est sans doute mieux ainsi.   


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