jeudi 17 mars 2016

Le cabinet (feuilleton politique, 12)


Lorsque Gaétan Barrette consentit finalement à présenter ses excuses publiques à la députée péquiste, Diane Lamarre, l’exercice lui était tellement étranger qu’il frisa la psychose.  Philippe, Carlos et Martin avaient dû le débriefer pendant deux longues heures, non pas tant pour le convaincre de s’amender que pour lui exposer, dans le bruit et la fureur, les différentes significations du concept même d’excuse.  Après cet entretien, et pour ce qu’il en avait retenu, Gaétan était en proie à un vertige existentiel de même nature que celui éprouvé lorsqu’on s’étonne de l’existence du monde, à cette différence près que son étonnement se limitait à l’existence de l’opposition et de toutes ces chochottes indignées, ces moumounes autocentrées qui ne manquaient jamais une occasion de crier au martyre et d’alerter la meute journalistique à la moindre petite joke de cul.  L’éternelle ristourne du même, en somme.

Gaétan n’était donc pas de très bonne humeur et c’est pourquoi, après avoir présenté ses excuses (ce qui, semblait-il, n’était pas tout à fait la même chose que de demander pardon, comme ce petit putois de Gabriel Nadeau-Wawawa le faisait valoir dans un article incompréhensible qui était paru la veille dans Le Devoir, et dont Françoise David avait lu des extraits en chambre ce matin-là), Gaétan marcha d’un pas soutenu en direction de l’Hôtel-Dieu de Québec.  Il savait ce dont il avait besoin, et maintenant plus que jamais.

Il aurait pu emprunter la limousine parlementaire, mais il décida de faire le chemin à pied.  C’était bon pour sa ligne.  Ces derniers temps, ils étaient nombreux à l’avoir félicité sur les résultats de sa cure d’amaigrissement, mais personne ne savait vraiment à quelle solution miraculeuse il devait ce physique revampé… personne à part Gustavo, le seul infirmier du CHUL à qui Gaétan faisait entièrement confiance, et sur lequel il pouvait compter en toute occasion pour se procurer la clarté nécessaire à la fonte de ses plus sombres pensées.

Après avoir emprunté discrètement l’escalier du stationnement souterrain, Gaétan traversa la salle des lavages, enfila un sarrau au passage, puis se faufila, de descente en descente et de couloir en couloir, jusque dans un entrepôt désaffecté où de vieilles civières s’entassaient au milieu d’un capharnaüm de défibrillateurs périmés et de panonceaux qui prenaient la rouille, la poussière, les crottes de rats et les toiles d’araignées.  Gustavo l’attendait tout au fond de l’entrepôt, là où l’espace était le moins encombré.  Adossé à une porte de garage condamnée de longue date, les bras croisés, il fumait en conversant avec un patient qui gisait sur le dos à même le plancher de ciment, et dont la jaquette était souillée au niveau du col, comme s’il venait tout juste de se dégueuler dessus.

- Gustavo.
- Patron.  Vous avez l’air en forme…  Prêt pour le lancer de patient en phase terminale?
- Mets-en.  Je sens qu’à matin, m’a battre mon record.
- Vous êtes capable, patron...

Le patient était un homme d’une maigreur extrême, âgé tout au plus d’une trentaine d’années.  Le front dégarni et les yeux cernés, il semblait voguer à la dérive d’une chair atrophiée, flanquée ça et là d’ecchymoses crépusculaires.  Il était manifestement en fin de piste, mais lorsqu’il leva la tête en direction du ministre de la santé, son regard s’illumina.

- Hééé, dit-il d’une voix pâteuse, vous êtes Gaétan Barrette…  C’est gentil d’être venu me voir…  Depuis le temps que j’en parle à Gustavo…  J’y croyais pus vraiment, mais là, wow, vous êtes vraiment là, c’est tellement  cool…  Vous savez, j’ai jamais cru à toutes ces niaiseries qu’on raconte sur vous…  Moi, je vous ai toujours vu comme un homme d’action, un homme de vision qui sait ce qu’y veut pis qui sait où ce qu’y s’en va, exactement ce qu’on a de besoin…  Pas comme les osties de tapettes hipsters d’intellos de marde du Plateau…  Entéka, je tenais à vous dire…  tsé, vous êtes ma plus grande idole après Jeff…

Le regard inexpressif, Gaétan se tourna vers Gustavo.

 Ok, y vas-tu finir par famer sa yeule?
- Faut pas lui en vouloir, gloussa l’infirmier en retournant le patient sur le ventre, depuis que je lui ai annoncé votre visite, il arrête pas de me parler de vous: Gaétan par ci, Gaétan par là… comment Gaétan va faire le ménage au gouvernement pis que Gaétan, ça au moins c’est un homme qui se tient debout, etc.
- Je veux juste qu’y fame sa yeule.
- Pas de problème : de toute façon, dès que je le vire sur le ventre, il arrête de parler…  Voilà, il est tout à vous…

Gaétan ferma les yeux et inspira profondément.  Puis, d’une main, il saisit le patient aux cheveux, et de l’autre l’empoigna par le fond de culotte.  Il le souleva, le maintint suspendu à quelques centimètres du sol et se mit à lui imprimer, non sans quelque peine, un mouvement de balancier de plus en plus vaste.  Gustavo initia aussitôt le décompte.

- Et uuuuun, et deuuuuux, et… TRRROIS!

Mais à trois, plutôt que de voler dans les airs, le tronc du patient flancha et roula sur le sol.  Trop frêle, sa structure osseuse s’était rompue en plein élan, ses jambes s’étaient détachées du bassin, son cul avait explosé et sa tête décapitée demeurait suspendue par les cheveux au bout du bras de Gaétan, pareille à une lanterne ballotée par le vent du soir.

Pendant quelques secondes, la consternation fut complète et le silence lui-même, à peine concurrencé par les rumeurs d’une lointaine sirène, avait quelque chose d’effarant.  Puis le visage du macchabée se convulsa, une crampe déchira les commissures des lèvres bleuissantes et on l’entendit murmurer : Gaétan, t’es un champion, lol.
  
Furieux, le ministre de la santé balança la tête dans un empilage de brancards et Gustavo eut tout juste le temps de se signer avant de perdre connaissance.

*

Gaétan pataugeait dans le bain moussant de cette chambre de l’Hôtel des Gouverneurs qu’il louait à la semaine, espérant qu’elle viendrait le rejoindre, comme à tous les mardis, entre 15 et 16 heures.  Les canetons de plastique reposaient bien en vue sur le bord du lavabo, et Gaétan devait redoubler d’effort afin de ne pas les fixer trop intensément, au risque de précipiter une éjaculation malheureuse avant son arrivée, comme cela s’était produit la semaine précédente.

Il était 15h45 lorsqu’il perçut le déclic de la serrure, puis le cliquetis d’un trousseau jeté négligemment sur la commode.  Transi de cette fébrilité érotique qui précède de peu l’apparition aberrante, il ne put s’empêcher de se pincer le gras du bide et d’agiter les jambes comme un enfant qui en est encore à apprivoiser les arcanes de la motricité corporelle.  L’eau ruissela sur le rebord du bain et des grappes de mousse se détachèrent de la surface de l’eau.  Une voix féminine, rauque et suave, l’interpella de l’autre pièce, et Gaétan perçut avec une netteté singulière le bruit si troublant de la robe qu’on dégrafe d’une seule coulée, le froissement du tissu qui glisse sur les jambes, et toutes ces petites déchirures acoustiques qui vouaient la matière ambiante à un vœu de silence si profond qu’il en chavirait la chair et les sens jusqu’à la suffocation.

Vêtue d’un bikini rose fluo, la chevelure savamment ébouriffée, Nathalie Normandeau pénétra dans la salle de bain en faisant claquer ses mules. Sans même jeter un regard à Gaétan qui rougissait à fond dans la baignoire, elle s’empara des canetons plastifiés qu’elle se mit à percuter l’un contre l’autre.  Adoptant le ton et le rythme verbal d’une éducatrice spécialisée qui s’adresse à un enfant attardé, elle amorça la comptine.

- Coin-coin et coin-couine s’en allaient au dépanneur du coin lorsque soudain coin-coin coinça coin-couine dans un coin…
- Couak-couak.
- … pendant que coin-coin couinait comme un con et que coin-couine caquetait dans son caleçon…
- COUAK!
 …  gros Boudin boudait la bedaine à Babette dans les buissons.
- GROS BOUDIN!
- Et qui c’est qui s’en va à la chasse aux coin-coins?
- C’EST BOUDIN!
- Pis c’est à qui la bedaine à Babette dans les buissons?
- ADA BOUDIN!

À ces mots, Nathalie lança les canetons dans la baignoire et Gaétan, la langue tirée, s’en empara et se mit à rouler sur lui-même, pareil à un béluga psychotique, rageant et se tordant dans la mousse, déchaînant d’énormes vagues qui débordèrent de la cuve.  À la fin, rouge et à bout de séisme, le ministre de la santé plongea les canetons sous l’eau et hurla.

- !! EGADE, BABETTE, EGADE !! BOUDIN Y NAYE LES COIN-COINS, BOUDIN Y NAYE LES COIN-COINS !!
- Ooooh noooon, fit Nathalie en feignant l’indignation, méchant, méchant, méchant Boudin…

Une vingtaine de minutes plus tard, alors que Nathalie somnolait dans la pièce d’à côté et que Gaétan, transi de froid dans la baignoire, s’épuisait vainement à tirer une dernière palpitation de sa queue ratatinée, la porte de la chambre fut d’abord forcée, puis fracassée, et trois agents casqués de l’UPAC firent aussitôt irruption dans la salle de bain.

- Ok, le gros, fini le niaisage. Tu sors de l’eau, tu t’habilles pis tu nous suis.
- Pis les canards?
- Quoi les canards?  Quels canards?  De quoi tu parles, crisse?
- Ben, mes canards.  Couak-couak.  Genre.





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