C'est
le soir de Naël, et il est plus de onze heures.
Bien résolu à n'officier qu'une seule messe – celle de minuit – le Père
Craig traverse l'allée centrale de l'église d'un pas vif, se poste devant le
tabarnak puis tente de se souvenir de la combinaison. 32-8-22?
6-22-37? Il ne s'en rappelle
jamais. Vieille rengaine: le gland qui
pique et la mémoire qui flanche.
Il
se retourne. Là-bas derrière, coulée
dans l'ombre basse du jubé, Shooklak est agenouillée et ne semble guère lui
prêter la moindre attention. Elle est
là, fidèle à elle-même, ratatinée comme une crevette, ses doigts noueux ficelés
dans un chapelet de plastique que l'infirmière lui a refilé avant de
partir. La vieille égare toujours les
chapelets qu'on lui donne. Dieu seul sait
ce qu'elle peut bien en faire.
Et
puis l'église est vide. Elle le
restera. Cette nuit de Naël ne fera pas
exception à la règle. Plus personne ne
se risque ici désormais, à part Shooklak et les petits voleurs de tabarnak. Le Père Craig s'est bien juré de leur mettre
la main au collet. Oui, un de ces
jours... En attendant, il a dû se
contraindre à cimenter la base du tabarnak au socle de marbre, et pour éviter
qu'on lui chipe le cibole et tout le paquet d'osties consacrées qu'il contient,
il a même été contraint de se munir d'une énorme chaîne de construction qu’il
passe et repasse autour des flancs cuivrés de la sainte caisse après chaque
messe. C'est-à-dire matin et soir. La chaîne est fermement tendue, puis
maintenue immobile grâce à un cadenas de marque De Walt dont la combinaison est
connue de lui seul (lorsqu'il s'en souvient).
La
première fois qu'il a enchaîné le tabarnak – aux grands maux les grands moyens,
c'était le sixième qu'on lui dérobait en autant de mois – Shooklak s'était
approchée. Furieux, le Père Craig lui
avait foutu deux ou trois mornifles, et la vieille était retournée s'asseoir en
gémissant dans sa langue natale. Depuis
cet incident, elle ne se mêle plus de rien.
Elle égrène sa camelote, et c'est tant mieux. Ce soir, plus que jamais, le Père Craig a
besoin de toute sa concentration.
37-8-22? Non.
21-6-34? Non plus. Il faut se rendre à l'évidence: cette fois,
la combinaison est perdue. Et c'est
l'angoisse. Le Père Craig doit
impérativement ouvrir le tabarnak afin d'y enfourner le nouveau paquet d'osties,
consacrées ce matin même au cours d'une Eucharistie interminable, il s'en
souvient, tant le gland lui piquait.
Il
se retourne. Shooklak fredonne à voix
basse, tout au fond. Son visage chatoie
sous la lueur des lampes votives. Le
Père Craig soupire – elle n'y verra que du feu – puis disparaît dans les
coulisses de la nef. Il en émerge
quelques minutes plus tard en brandissant une hache. Il s’agenouille devant le tabarnak, se signe,
se gratte la bite, se relève puis avise le puissant cadenas. Il frappe.
Klunk! Ke-klunk!
Au
quatrième coup de hache, les gonds sautent, la porte choit et les osties se
déversent par centaines sur le carrelage comme les jetons d'une machine
vidéopoker. Le cibole s'en va rouler un
peu plus loin avant de s'immobiliser au pied d'un cierge pascal. Exténué, le Père Craig contemple avec abrutissement
les osties scintillantes qui jonchent le sol.
Dieu est partout. Ça fait un joli
paquet. D'un geste las, il dépose la
hache sur le banc, puis s'agenouille en grattant sa queue purulente. Là-bas, plus loin que jamais, la vieille
s'agite.
– Hiiiiii...
– Shooklak! Du calme...
– Hiiiii...
– Tais-toi, vieille fatigante! Les prières, ça se fait en silence...
Toutes
ces osties gâchées, souillées... Pas de doute, c'est une profanation. Il a violé le temple du Crisse. Shooklak
gémit encore un peu, puis se tait, cette fois pour de bon.
– S'il vous plaît, yo!
Le
Père Craig relève la tête. Derrière
l'autel, il aperçoit l'immense Zézu de plâtre à moitié décroché de la
croix. Le curé laisse échapper un cri dont
l’écho se répercute entre les voûtes. Zézu
gigote: de sa main libre, il cherche désespérément à libérer son autre main,
toujours clouée à l'immense croix qui domine le centre de la nef.
– Encore une chance
qu'on m'ait rivé à cette planche par les mains
Imagine un peu si on l'avait fait dans les règles de l'art, à la
galiléenne, tout juste sous les tendons du poignet, tsé...
Le
Père Craig monte sur la tribune, s'approche de la croix, la tête en feu et la
mâchoire pendante. Zézu se débat
toujours, les orteils grenouillant à quelques centimètres du sol. Pivotant sur l'axe des hanches, il gratte de
l'ongle la chair saignante qui se boursoufle autour du clou et qui maintient
toujours sa paume droite rivée à la planche.
Prenant appui de ses pieds contre le mât du crucifix, Zézu agrippe le
poignet de sa main droite, puis se met à tirer, renversant sa tête couronnée
d'épines et tirant la langue comme une actrice de film porno. La tête du clou finit par céder, un bruit
assourdissant résonne par toute l’église, et Zézu s’affale de tout son long sur
la tribune. La croix est vide. Le Père Craig vomit sur son aube blanche,
puis se met à reculer.
– Excuse pour le
bordel... Si tu permets, je vais me débarrasser
de ça...
Zézu
s'empare de sa couronne d'épines et la lance comme un frisbee en direction du
cierge pascal. La couronne heurte la
base métallique du cierge.
– Manqué....
Le
Père Craig recule encore. Il descend de
la tribune et s'empare instinctivement de la hache qu'il a déposée sur le
premier banc de l'allée centrale.
– Wo, wo... Prends-le pas de même, je vais t’expliquer, tu
vas voir, tout est cool, mais faut que je bouffe d'abord. Que je boive, aussi. Calvince, si tu savais comme j'ai
soif... Il te resterait pas un petit
fond de vin de messe quelque part, hmm?
Le
Père Craig empoigne le manche de la hache à deux mains, puis s'immobilise à
côté du tabarnak défoncé, les osties crépitant sous ses semelles.
– Mon Dieu...
– C’est toi qui le dis...
– Je n'avais pas le
choix, je vous en prie... J'avais oublié
la combinaison, je voulais seulement...
– Pas grave... Easy, man, easy... Mais si tu tiens absolument à ce que je
t’inflige une pénitence, question d’apaiser ta conscience, réglons ça avec un
petit quart de rouge. Que je fasse
descendre ce goût de sang séché au fond du gosier... Done deal?
– Mais... c'est que je n'ai plus de vin, moi, l’évêque
m'a dispensé de...
Zézu
se gratte les côtes, puis se met aussitôt à hurler. La plaie sur son flanc droit est toujours
très vive.
– Sacrament, je
l'oublie toujours, ce coin-là... Tiens,
c'est pas de l'eau bénite, ça?
Zézu
avise les fonts baptismaux situés à gauche de la nef. Il y court, puis plonge sa tête dedans. Le Père Craig l'observe. Il aperçoit les marques de fouet sur la
courbe du dos blanc et osseux.
– Hiiiii!
Shooklak
est debout sur le banc, le poignet enfoncé dans sa bouche, qu'elle mordille
avec acharnement, les yeux fous.
Jésus
s'écarte des fonts baptismaux et marche en direction du Père Craig en essorant
ses cheveux.
– Aaah ça fait du bien... Tu peux lâcher la hache, tsé... Tu me reconnais toujours pas? C'est moi, Zézu. Zééééézuuuuu... Sans joke, tu t’attendais à quoi?
Zézu
descend les marches de la tribune, rote légèrement, puis s’assoit en position
indienne devant le tabernacle. Il
empoigne une fournée d'osties qu’il se met à croquer à toute vitesse.
– Ch'est pas mauvais,
ch’est chuste un peu chec...
Le
Père Craig vacille. Zézu s'essuie la
bouche du revers de sa main trouée et observe le prêtre d'un air fafouin.
– Ben quoi, mon pitou? C'est Naël, non? Ma fête, right? Ça fait deux mille ans que je niaise sur les
deux par quatre, le nez dans le dessous de bras... Tu vas quand même pas m'en vouloir si je
décroche un peu… décroche dans le sens
de… T’a pognes-tu?...
Zézu
se relève et se met à déficeler les langes qui lui ceignent le bas-ventre.
– Tu peux mettre ça au lavage?
Complètement
nu à présent, il arpente l'allée centrale, les mains sur les hanches et le sexe
ballant.
–
Cool. C'est ici que tu travailles?
–
Je suis fou, je
suis...
–
C'est qui, la
vieille, là-bas?
D'un
geste sec, il empoigne l'étole du Père Craig puis s'essuie le sexe et le cul
avec. Le curé bafouille.
–
Vous n'êtes
pas... vous...
–
Écoute, mon ami, je
vais te confier un secret...
Jésus
s'approche du curé et lui souffle au visage une haleine de pop corn pourri.
– T'es-tu déjà demandé
comment trois personnes pouvaient s'unir en une seule? Sais-tu seulement comment une telle chose est
possible?
–
...
– Parce que moi, j’ai vécu
tout ça de l'intérieur, de l'in-té-rieur, oui monsieur... Le saint Three Pack pis tout le kit, je suis
passé par là, je connais le truc... Tu
veux que je te dise comment ça marche?
Le
prêtre étouffe un cri, pose la main sur sa bouche. Il aperçoit, comme à travers un écran de
brume, l'immense croix dénudée qui trône derrière l'autel.
– À la condition qu'il
y en ait un qui bouffe les deux autres.
C'est pas plus compliqué que ça, c’est pas plus mystérieux que la finale
du Petit chaperon rouge, tu me suis?
Le
prêtre fronce les sourcils. Zézu
s’esclaffe et lui administre une petite tape sur l’épaule.
– T’as raison, je suis
pas très clair... En vérité, en vérité,
changez de côté, vous vous êtes trompés… Faut pas m’en vouloir, je prends ça
trop personnel, c’est pour ça... T’es
sûr que t'as vraiment pas une petite pinte de rouge cachée quelque part? Tsé, juste une burette, ça ferait la job. Question de changer le goût... Les clous, ça décrisse comme c’est pas
possible...
Soudain,
le Père Craig s'anime, comme s'il venait de se rappeler qu'un homme nu se
tenait devant lui, dans sa propre église, et qui plus est sous les yeux de Shooklak
qui sanglote, là-bas, dans l'ombre croissante de la nuit de Naël.
– Attendez, vous ne
pouvez pas rester comme ça... tenez...
Le
curé se déshabille et lui tend son aube.
Il se tient tout nu dans l'allée centrale pendant que Jésus enfile le
vêtement sacerdotal d'un geste large.
– Nice! Eh ben, dis donc! Ça me rappelle mon truc d'autrefois. Pas mal,
très léger, très seyant.
Exactement ce que ça m’aurait pris sous le soleil de... d'où déjà?
Jésus
pivote sur lui-même, les bras en éventail.
– Dommage que t'aies renvoyé
dessus. Yo, qu'est-ce qu'elle a, ta
bizoune?
Zézu
pointe de l'index le phallus enflammé du Père Craig. Le curé, pudiquement, se voile le sexe des
deux mains.
– Man, montre encore un
peu...
Le
Père Craig s'exécute à contrecoeur. Son
gland pustuleux clignote comme une ampoule de sapin.
– Issshh... J’ai pas d'aromates sur moi. J'ai déjà attrapé une cochonnerie qui
ressemblait pas mal à celle que t’as là...
Y avait cette fille qui venait avec le vent du désert, une belle pitoune
avec une ostie de paire de boules, comment elle s'appelait déjà?... Mazza?
Magda Macarena? En tout cas, elle m’avait refilé un onguent à
base de figue... Attends, laisse-moi checker...
Sans
avertissement, Jésus lui empoigne les couilles, ferme les yeux, se
concentre. Le Père Craig se met à
pleurer, tout doucement.
–
Désolé, j’ai perdu la twist. Dire que
dans le temps je pouvais faire lever les morts, et là je suis même plus capable
de faire lever ta bite, lol… Mais la mienne,
peut-être, peut-être...
Zézu se lèche les lèvres en fixant Shooklak qui se tient toujours debout sur
le banc et qui persiste à se mordiller le poignet.
– Je vous en prie,
bafouille le Père Craig, ne... ne vous
exprimez pas de la sorte...
– En vérité, en vérité,
elle est encore bien roulée, la vieille crisse... Tu me présentes?
– Je vous en prie...
Shooklak
mugit de douleur dans l'ombre. Hilare, Zézu
s'approche du Père Craig et lui susurre à l'oreille:
– Elle serait pas un peu crackpot, la madame?
Zézu
contourne le Père Craig. Il avance
tranquillement dans l'allée centrale, l'air mutin et la queue toute
gonflée. Shooklak se met à hurler, puis
décide de longer le banc en direction de l'allée latérale. Zézu accélère le pas.
– Eeeh, doudoune, où tu
t’en vas comme ça?
Jésus
gagne l'allée latérale à son tour, la prend en chasse à toute vitesse. Shooklak s'immisce à petits pas dans la
rangée du fond, tente de rejoindre l'allée centrale en hurlant, puis au dernier
moment décide de revenir sur ses pas. Zézu
lui barre la route en ricanant..
– T’énerves pas, ma
belle, je veux juste te dire un petit mot...
Shooklak
ne bouge plus. Zézu s'approche, les bras tendus comme s'il s'apprêtait à étrangler la vieille. Shooklak le cingle de son chapelet, tout
juste au niveau des yeux. Jésus
s'effondre sur le siège en se voilant la face des deux mains.
– Ah, la vieille
sacrament...
Le
Père Craig est sur le point de défaillir.
Il sait ce qu'il lui reste à faire.
Il empoigne la hache. Shooklak
accourt dans sa direction. Elle titube
dans l'allée centrale, les mains levées au ciel. Lorsqu'elle aperçoit le curé muni de la
hache, elle tombe à genoux. Zézu émerge,
furieux, de la rangée du fond, puis s'élance.
Quelques foulées lui suffisent pour atteindre Shooklak dont il se met à
botter les fesses.
– Je suis le Crisse, le
Fils de Chose, cosubstantié au trou de cul en chef du ciel et de la terre, et en vérité, je te le dis, lève-toi,
lève-toi et suce!
Zézu
se penche, lui arrache la jupe, le jupon, tente d'agripper les bobettes d'un
rose cendré. La vieille se tord comme
une truite. Déséquilibré, Zézu met le
pied sur un tas d’osties, glisse, percute de la tête un montant de siège,
hurle, s'abat de nouveau sur Shooklak.
Entre-temps le Père Craig s'est approché: le voilà qui fait tournoyer la
hache au-dessus de sa tête, avisant l'espace libre entre les omoplates de son Crisse,
et au moment où il s'apprête à frapper, une voix très douce fuse de la tribune,
tout juste derrière lui:
–
Je vous en prie, n'en
faites rien. Zézu, relève-toi.
Un
homme aux cheveux gominés, vêtu d'un tuxedo et d'une écharpe couleur crème,
descend lentement les marches de la tribune.
Il porte à la main un verre de scotch dont il fait tinter les
glaçons. Son élégance mondaine contraste
avec l'allure simiesque de l'homme qui se tient à ses côtés, plus massif, et
dont le visage est fortement vérolé; sa tête basse et ses yeux de chien battu
indique assez qu'il est aux ordres du premier type, et qu'il le craint.
– Tu sais que ta mère
te cherche partout...
–
Crisse-moi patience...
Zézu
crache aux pieds des deux hommes. Shooklak
en profite pour se défiler et retraiter à quatre pattes en direction de
l'entrée principale.
– Quel gâchis, dit
l'homme élégant, regarde-toi un peu...
tst, tst... C'est toi qui as fait
ça?
Il
pointe du doigt le tabernacle éventré et les hosties éparpillées tout
autour. Le Père Craig laisse retomber la
hache au milieu de l'allée, puis s'avance, tremblant et nu, avant de se
dissimuler à moitié derrière un banc.
–
Mais... mais bon Dieu QUI ÊTES-VOUS?
L'homme
et son garde du corps échangent un bref regard, sourient tristement.
– Bon, fini de niaiser. Zézu, ramasse tes cochonneries, ta couronne et
tout le barda, on rentre à la maison...
Boudviarge nous attend.
– Naon!
– Quoi? Qu’est-ce que t’as dit? Ne m'oblige pas à...
– Tu me parles encore
comme si j'avais fucking dix ans... T'es
rien qu'un vieux pet, tu me pourris la vie, je te déteste...
L'homme
se tourne vers le molosse, lui fait signe de s'emparer de Zézu. Le garde du corps s'approche, Zézu dissimule
son visage sous son avant-bras, puis se met à crier.
– C'EST NAËL! C’EST MA FÊTE, BON! J'AI LE DROIT! ET PUIS LA
CROIX, JE SUIS JUSTE PUS CAPABLE!
Le
molosse hésite, se retourne vers son maître.
Pour toute réponse, l'homme élégant pince les lèvres, puis hoche la tête
en fermant les yeux. Le garde du corps
se jette sur Zézu, le plaque contre le sol et se met à le bûcher jusqu'à ce
qu'il cesse de remuer. Les cris de Shooklak fusent du fond de l'église.
–
Ok, ça fera.
Les
yeux mi-clos et la langue pendante comme une larve tronçonnée, Zézu ne bouge
plus. Le maître claque des doigts et se
dirige vers la sortie latérale. Le garde
du corps hisse Zézu sur ses épaules avant d'emboîter le pas. Le Père Craig se lève, hasarde quelques pas
dans l'allée centrale.
– Non, vous ne pouvez pas... C'est de ma
faute, il n'y est pour rien...
L'homme
élégant s'arrête, dépose son verre vide sur le lutrin, puis sourit en examinant
les angelots grassouillets qui ornent la coupole de l’église.
– Faut pas t’en faire
avec ça... Une histoire de famille, rien
de plus... À ta place, j'en profiterais
pour passer un coup de balai: je dis pas ça pour être méchant ni rien, mais
tsé, c'est quand même une véritable soue à cochons, ton église... Allez, Joyeux Naël...
Ils
sortent. Le Père Craig contemple les
piliers de la croix nue. Là-bas, dans le
noir absolu, Shooklak a repris sa place derrière le banc et mâchouille silencieusement
son dentier à demi décroché.